TOTALEMENT INHUMAINE ...
texte de jean-michel truong |
![]() Au mémorial du génie humain les trophées saccumulent, trop nombreux de la brebis Dolly au télescope spatial Hubble pour être énumérés. Devant un si glorieux palmarès, qui pourrait croire que son détenteur soit sur le point de céder le podium ? Au demeurant, cest grande chance que le Créateur nait pas tout misé sur son champion humain. Car de sinistres déroutes ternissent ses lauriers et le disqualifient à jamais. Shoah, Goulag, Grand Bond en avant : au siècle dont nous sortons il trouva moyen danéantir délibérément deux cents millions de ses contemporains (5), et den laisser périr distraitement quelques centaines de millions de plus comptant si peu, ceux-là, que nul ne prit la peine de les nombrer et encore moins de les nommer. Pas de stèle pour commémorer les enfants des tiers et quart mondes, dont le seul tort en regard de la postérité fut davoir eu des bourreaux moins inoubliables que Hitler, Staline ou Mao Zedong. Ces spectres, que notre siècle fit naître par nuées pour aussitôt les abandonner à la faim et à la maladie, ont pourtant droit à leur épitaphe, même sil est plus difficile dy inscrire le nom de leurs assassins. Sur les tombes des martyrs du stalinisme, un seul suffit, éponyme. Mais sur celles des victimes de lhumanité en marche, la place manque : ce sont les nôtres quil y faudrait graver, car elles sont les déchets de nos festins, les cendres de nos feux dartifice, les dommages collatéraux de la guerre sans merci que chacun désormais livre à chacun. Au tableau dhorreur de lhumanité gisent enfin les débris de myriades de formes vivantes, animales ou végétales, abolies à un rythme qui neut déquivalent que lors des catastrophes écologiques du Permien où disparurent la quasi-totalité des espèces marines ou du Crétacé qui mit fin à lhégémonie des grands sauriens (6). Comme pressé den finir, lhomme sen prend à présent, avec méthode et détermination, aux conditions mêmes de son existence. Ce siècle si prodigue en vies imagina en outre les moyens den exterminer infiniment plus en infiniment moins de temps, si bien quau cours de celui qui sinaugure nous avons toutes chances de connaître Goering plus lintelligence artificielle, Goebbels plus Internet et Mengele plus le génie génétique. Pour vanter les prouesses de nos ordinateurs comme celles de nos bombes, nous passâmes en quelques décennies des kilo- aux giga-quelque chose. Un changement déchelle dordre comparable simposera pour chanter sans hyperbole celles des prochains Ubu : Leurs Auschwitz et leurs Rwanda, leurs guerres tribales et leurs nettoyages ethniques, leurs Tchernobyl, leurs Bhopal et leurs Seveso, leurs vaches folles et leurs poulets dioxinés, leurs thalidomide et leurs sangs infectés, produiront des kilo-génocidés, des méga-épurés et des giga-contaminés (7). Quant aux enfants éthiopiens, sils sobstinent à crever à lancienne, ce sera sur nos consoles multimédias, en direct, 3D et stéréo, dans le chatoiement aguicheur des bannières dAOL.com. Lhumanité est décidément mal partie, au point que rares sont les biologistes qui parieraient sur ses chances de mourir de sa belle mort, au terme des cinq à dix millions dannées que toute espèce bien née peut, sauf accident, espérer passer ici-bas (8). Supposons pourtant que, contre toute probabilité, elle survive à ses agissements. Supposons encore que les comètes, astéroïdes et autres objets contondants intersidéraux aient la bonne idée daller jouer ailleurs que sur ses plates-bandes (9). Supposons même quelle sorte indemne de la fusion de notre Voie lactée avec sa voisine la plus proche, Andromède, dans 3,7 milliards dannées. Reste une échéance quelle ne pourra éluder : quand, dans quatre milliards et demi dannées, le Soleil, en panne dhydrogène, entamera ses réserves dhélium, enflant jusquà absorber Mercure et Vénus et provoquant sur Terre une élévation de température telle queau et atmosphère sévaporeront sans espoir de retour, et avec elles toute trace résiduelle de vie. Pour les réchappés de la torréfaction qui, fuyant les ardeurs de la géante rouge, auraient, par hypothèse, trouvé refuge aux confins du système solaire, dans les parages soudain plus riants de Neptune ou Pluton, le sursis ne serait que de courte durée : cinquante millions dannées, au terme desquelles, à court dhélium à présent, le Soleil brûlera ses tous derniers meubles rogatons de carbone, scories de fer puis, exténué, rendra lâme, jetant dans lassistance un froid définitif (10). Peut-être le dernier homme trouvera-t-il encore assez dironie pour citer Nietzsche : " En quelque recoin écarté de lunivers répandu dans le flamboiement dinnombrables systèmes solaires, il y eut une fois un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de l histoire universelle : mais ce ne fut quune minute. À peine quelques soupirs de la nature, et lastre se figea, et les animaux intelligents durent mourir (11)." La science-fiction, qui népargne pas ses efforts pour réconforter ceux que la perspective du grand chaud-froid final indispose, imagine à ce développement déplaisant une variante heureuse : lexode. Trop froid, notre système solaire ? Quà cela ne tienne : Allons nous chauffer ailleurs ! La science hélas sexcuse de ne pouvoir suivre les scénaristes de Disney et Dreamworks dans ce remake cosmique de la sortie dEgypte : les dimensions de notre galaxie sont telles que, même à bord dun vaisseau filant à la vitesse de la lumière, il faudrait plusieurs dizaines de milliers dannées pour atteindre la terre promise. Si par malchance il ne se trouvait point de planète de rechange fréquentable au sein de la Voie lactée (12), le peuple élu devrait se résoudre à errer deux millions dannées dans le désert intergalactique avant dapercevoir les verts pâturages dAndromède. Et comme une mauvaise nouvelle ne vient jamais seule, pour atteindre pareille vitesse la théorie de la relativité reste sur ce point inflexible limprobable véhicule devrait disposer dune quantité dénergie infinie. M. Albert Einstein prie donc MM. Lukacs et Spielberg de bien vouloir revoir leur story-board. La mort du soleil marque dans le temps lextrême limite de validité du ticket humain. Au-delà de cette borne, lunivers deviendra de plus en plus inhospitalier à la vie telle que nous la connaissons. Les mêmes forces qui rendirent possible la formation des astres puis celle des molécules hypercomplexes à lorigine de la matière vivante, conspireront à les décomposer jusquen leurs constituants les plus élémentaires : " Ainsi, la quasi totalité de la matière [ ] termine sa vie en lumière. Lunivers ne sera plus alors quun immense océan de rayonnement [ ] doù la chaleur se retirera chaque jour un peu plus. [ ] Cà et là, éparpillés dans lobscurité glaciale, emportés par lexpansion universelle, flotteront encore quelques microscopiques grains de poussière. [ ] Lunivers, au fil de son expansion, se diluera de plus en plus : il se videra toujours plus de son contenu de matière et de rayonnement. Mais le "vide" ne sera jamais complet. Les particules fantômes [ ] le peupleront pour léternité (13)." Enchâssée dans un corps à la fois vulnérable et suicidaire, lintelligence semble prise dans un piège mortel, condamnée à périr avec son porteur, à plus ou moins brève échéance : au mieux quatre milliards et demi dannées si celui-ci parvient à accompagner le Soleil jusquà lultime panne sèche, bien moins si la guigne le place sur la trajectoire dun chauffard cosmique, et moins encore si sa persévérance dans lautomutilation reçoit sans plus attendre sa juste rétribution. Avec lhomme, clé de voûte autoproclamée de lévolution, lintelligence croupit en réalité dans un cul de basse-fosse. Ce quavait fort bien pressenti le paléontologue et philosophe Pierre Teilhard de Chardin : " Sauf à supposer le Monde absurde, il est nécessaire que la Conscience échappe, dune manière ou dune autre, à la décomposition dont rien ne saurait préserver, en fin de compte, la tige corporelle ou planétaire qui la porte (14)." Si donc quelque exode simpose, ce nest pas à une humanité en froid avec sa galaxie natale, mais à lintelligence menacée du naufrage de son vaisseau. Aura-t-elle le temps de jeter un canot à la mer, ou sombrera-t-elle avec lui, comme jadis les malheureux piégés dans les cales du Titanic ? En fait, le sauvetage est déjà en cours. Tandis que nous nous sabordons, lintelligence, subrepticement, embarque dans un nouvel esquif. Commencée avec lhomme, son odyssée bientôt se poursuivra sans lui. Jean-Michel TRUONG, " Totalement inhumaine ... " Chap. 1, Paris. |